W.A. MOZART – Le Testament Symphonique

Jordi Savall, Le Concert des Nations

21,99


Au milieu de cette année 1788 Mozart atteint, à ses 32 ans, la pleine maturité créative dominée par ses trois dernières symphonies, des chefs-d’œuvre absolus, qu’il composa durant une période très courte, à peine un mois et demi. Cet extraordinaire « massif symphonique » aux trois cimes formées par : la 39e en mi bémol du 26 juin, la 40e en sol mineur du 25 juillet et la 41e en Do Majeur La Jupiter du 10 août, représente sans aucun doute son « Testament Symphonique ».


Le Testament Symphonique de Mozart

1787-1791 Années de maturité créative, années de détresse

Au milieu de cette année 1788 Mozart atteint, à ses 32 ans, la pleine maturité créative dominée par ses trois dernières symphonies, des chefs-d’œuvre absolus, qu’il composa durant une période très courte, à peine un mois et demi. Cet extraordinaire « massif symphonique » aux trois cimes formées par : la 39e en mi bémol du 26 juin, la 40e en sol mineur du 25 juillet et la 41e en Do Majeur La Jupiter du 10 août, représente sans aucun doute son « Testament Symphonique ». Une tâche titanesque qu’il accomplit sans obéir à aucune commande précise, et ne l’oublions pas, dans des conditions de vie extrêmement précaires, comme le montre cette lettre, – presque contemporaine de la composition de la symphonie en sol mineur (K.550), achevée le 25 juillet –, qu’il a envoyée à Michael Puchberg, membre de la loge Zur Wahrheit (À la vérité), qui à cette époque a souvent répondu positivement à ses demandes désespérées d’aide, en lui prêtant régulièrement de l’argent :

« Très cher ami et frère de l’Ordre,

Les peines et les soucis ont à ce point compliqué mes affaires qu’il s’agit maintenant pour moi de me procurer quelque argent sur ces deux billets d’engagement. Je vous prie, au nom de notre amitié, d’avoir cette obligeance : mais il faudrait que ce fût à l’instant même. Pardonnez-moi de vous importuner, mais vous connaissez ma situation. »

C’est difficile aujourd’hui d’imaginer un contraste plus brutal, entre cette situation de détresse insoutenable que Mozart dut subir quotidiennement, spécialement durant les dernières années de sa vie, et la grandeur et la richesse bouleversante de son inspiration musicale si unique et si admirable. C’est pourquoi pouvoir présenter ce « Testament Symphonique » de Mozart, avec l’enregistrement de ses trois dernières symphonies, interprétées par l’orchestre Le Concert des Nations jouant sur instruments d’époque, est un grand bonheur pour nous qui nous oblige encore davantage à être pleinement conscients des grandes souffrances et des extrêmes difficultés vécues par Mozart, – dans une époque et une société qui n’a pas su le comprendre dans sa réelle dimension musicale et encore moins lui apporter le soutien moral et financier dont il avait besoin pour pouvoir épanouir avec plénitude son incomparable génie.

C’est justement durant le processus de travail réalisé pour étudier et comprendre le contexte et les motivations créatives de Mozart au moment de la composition de ses trois dernières symphonies, qu’il m’a paru nécessaire de me plonger de nouveau dans l’étude de son œuvre et des événements les plus marquants de sa vie, durant la deuxième partie de 1787 et les années suivantes. Durant l’été de 1788 Mozart vit une période d’extraordinaire créativité et de maturité, mais c’est aussi l’époque où sa vie passe le seuil de la pauvreté pour atteindre celui de la misère la plus dégradante, ce qui l’oblige constamment à s’endetter au-delà du raisonnable, en demandant régulièrement des prêts à ses amis des loges maçonniques dont il avait fait partie depuis qu’il avait rejoint l’Ordre le 14 décembre 1784.

Grâce aux formidables recherches faites par H. C. Robbins Landon dans les années quatre-vingt, on a pu confirmer clairement les liens qu’a eu Mozart dans les dernières années de sa vie, avec la franc-maçonnerie, et spécialement avec la loge Zur gekrönten Hoffnung (A l’espérance couronnée) de Vienne. C’est pour cette raison que nous avons choisi tout spécialement cette toile anonyme, qui nous montre la représentation d’une tenue de la loge maçonnique Zur gekrönte Hoffnung en 1790, comme couverture de notre édition. On y remarque très clairement la présence de Mozart comme premier personnage à la droite de ce tableau. Pour renforcer la présence visuelle de Mozart dans l’image de la couverture, nous nous sommes permis de remplacer l’illustration sur le mur du fond de la toile, par le portrait inachevé de Mozart peint par son beau-frère Joseph Lange entre les années 1789 et 1790. La peinture allégorique qui occupe le mur visible dans l’original, (qui est reproduite à l’intérieur du livret) représente une étendue d’eau et un arc-en-ciel. L’arc-en-ciel, apparu après le déluge, étant un symbole d’espoir dans le langage biblique et maçonnique, il devait être évident pour les initiés que la loge représentée dans ce tableau était « A l’esperance couronnée ».

Ces liens avec la franc-maçonnerie sont confirmés par la découverte d’un document authentique, dans lequel Mozart est cité comme membre
Nº 56, « Mozart Wolfgang K. K. Kapellmeister III »
(« Maitre de chapelle royale et impériale [grade] III »)

Nous savons aussi, que l’œuvre maçonnique la plus importante de Mozart, la Maurerische Trauermusik (K.477), fût jouée en 1785 lors de la cérémonie funèbre pour la mort de deux frères de cette Loge ; Georg August, duc de Mecklenburg-Strelitz (décédé le 6 novembre) et Franz, comte d’Esterházy de Galántha (décédé le 7 novembre). Le comte en était membre et une tenue funèbre eut lieu dans cette loge le 17 novembre, avec la participation d’un ensemble orchestral aussi extraordinaire que fortuit, comprenant la présence des deux frères musiciens, Anton David et Vincenz Springer, qui jouèrent les parties de cor de basset, auxquelles on peut raisonnablement supposer que s’ajouta l’ami de Mozart Anton Stadler en jouant la partie de clarinette. Nous sommes totalement d’accord avec Robbins Landon, quand il écrit : « Par la densité de son symbolisme, cette Musique funèbre maçonnique montre que Mozart était totalement imprégné des théories et des philosophies de la mort et de leur relation symbolique avec le premier grade de l’Ordre ». [i]

Deux ans plus tard en 1787, Mozart commence l’année sous d’heureux auspices, après l’accueil enthousiaste reçu pendant son séjour à Prague où on lui offre tout ce que Vienne lui refuse : succès, appuis officiels, scène et troupe de théâtre. Mais c’est la crise, et il répond « J’appartiens trop à d’autres personnes, et trop peu à moi-même ». Il désire la solitude pour composer et réfléchir. Dans les prochains mois, divers faits liés étroitement à sa vie personnelle, vont le toucher profondément : la séparation, qui met fin au plus délicieux amour de sa vie : Nancy Storace (la Suzanne des Noces), la mort de son troisième enfant, celle de son ami Hatzfeld et la nouvelle (le 4 avril) de l’aggravation de l’état de santé de son père, et finalement sa mort, survenue en son absence le 28 mai 1787.

C’est à cette époque que fraternellement (au sens de la fraternité maçonnique) il lui parle du sens de la mort. Dans une lettre restée célèbre, écrite le 4 avril 1787, Wolfgang confiait à Leopold, qui agonisait alors : « Comme la mort (à y regarder de près) est le vrai but final de notre vie, je me suis, depuis quelques années, tellement familiarisé avec cette véritable et parfaite amie de l’homme que son image non seulement n’a plus rien d’effrayant pour moi, mais m’est très apaisante, très consolante ! Et je remercie mon Dieu de m’avoir accordé le bonheur de saisir l’occasion (vous me comprenez) d’apprendre à la connaître comme la « clef » de notre vraie félicité. Je ne me couche jamais le soir sans songer que le lendemain peut-être (si jeune que je sois) je ne serai plus là. »

 Un mois plus tard, dans la lettre datée du 11 mai de la même année, adressée à sa fille Nannerl, c’est Leopold Mozart qui exprime son inquiétude « Ton frère habite maintenant dans la Landstrasse, au nº 224. Il ne me donne aucune explication à ce sujet. Rien du tout ! Malheureusement, je la devine. » Mozart avait alors commencé à s’endetter – mais quelles raisons, quelles circonstances l’avaient conduit à vivre au-dessus de ses moyens ? Nous sommes, sur ce point, réduits aux conjectures.

Le 29 octobre il présente l’opéra Don Juan à Prague, basé sur la célèbre œuvre de Tirso de Molina, avec une admirable version scénique montée par Lorenzo Da Ponte, en partant des exigences de Mozart, qui voulait conférer plus de force à ses personnages secondaires, en imposant le quatuor, le trio des masques, le sextuor. Mozart nous montre avec sa sublime vision de cet opéra, qu’il est un génie dramatique au même titre qu’un Shakespeare ou qu’un Molière.

Malgré ses énormes difficultés financières, son élan créateur, stimulé par ses succès pragois n’en sera pas diminué au contraire, une fois cet opéra terminé il va passer par une période d’effervescence créative, qui se terminera avec la composition de ses trois dernières symphonies. Nous sommes d’accord avec Jean-Victor Hocquard « Qu’il nous suggère déjà le concept d’un grand projet symphonique en trois parties ; Il sera bon, par conséquent, de ne pas désolidariser ces trois chefs-d’œuvre, et de les considérer comme trois mouvements d’une seule, et immense, pièce symphonique ». Le Franc-Maçon Mozart sait qu’il n’est pas séparé de l’univers, qu’entre son histoire et celle de la société humaine il y a plus d’un rapport, tantôt mystérieux et tantôt évident. Nous sommes d’accord avec J.& B. Massin que « C’est bien de sa plus intime Erlebnis (Vécu – Expérience) que naît la trilogie de 1788, mais elle déborde les données individuelles sans les trahir, et la victoire que chante la Symphonie en Ut, c’est à la fois la victoire de Wolfgang sur la misère et la solitude, et l’avenir vers lequel l’humanité progresse ».

Cette unité est pour nous très évidente, tant au niveau de l’interprétation, que de l’écoute ; il suffit de sentir avec quel naturel et éloquence s’enchaine et se développe le premier mouvement de la symphonie en Sol mineur, si on l’interprète ou on l’écoute après l’Allegro final de la symphonie en Mi bémol. Le même effet de parfaite continuité du discours musical se produit si nous abordons, à continuation du finale de la Sol mineur, la symphonie en Do majeur, (c’est la raison pour laquelle, nous vous proposons les trois symphonies réparties en deux CDs ; 1er CD avec les symphonies 39 et 40, et le 2e CD avec les symphonies 40 et 41. (Avoir la symphonie en Sol mineur répétée dans ce 2e CD, nous permet de les écouter à la suite, sans devoir changer de CD).

Ces œuvres, que Mozart n’a peut-être même pas pu écouter, n’ont pas été facilement comprises en son temps ni même toujours par les générations postérieures. A la fin de 1790 paraît dans l’Historisch-Biographisches Lexicon der Tonkünstler de Gerber cette notice sur Mozart, qui explique son isolement et l’incompréhension des amateurs contemporains :

« Ce grand maître, grâce à sa précoce connaissance de l’harmonie, s’est familiarisé si profondément et si intimement avec cette science qu’il est difficile à une oreille non exercée de le suivre dans ses œuvres. Même les auditeurs plus exercés sont obligés d’entendre ses compositions plusieurs fois ».

« Trop de développements sans but et sans effet, trop de procédés techniques », critique Berlioz à propos de ces dernières symphonies. « Il a raison, si l’on demande à la musique une exaltation imaginative et passionnelle, soutenue et poussée au paroxysme à l’aide d’une rhétorique qui dose sciemment, ou complaisamment des ‘effets’. Or le propre de Mozart» –poursuit Jean-Victor Hocquard, dans sa magnifique biographie de Mozart (Ed. du Seuil, Paris 1970) – « c’est non seulement de ne pas avoir recherché cela, mais encore, quand il y eut goûté, de l’avoir brisé. Ainsi ses symphonies seront-elles sans lendemain, et ce que le maître avait fait pour le quatuor et le quintette à cordes, il le réussit à présent pour la masse orchestrale sans piano : il en fait un matériau de pure poésie ». En 1788 Mozart atteint la maturité et le sommet symphonique de son temps à l’âge de 32 ans. Un « jeune » compositeur appelé Ludwig van Beethoven prend la relève onze années plus tard (1799), en composant à l’âge de 29 ans, sa première symphonie en Do majeur.

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En 1789 la situation de Mozart s’était encore dégradée. Mais quel contraste entre l’intensité créative de ce géant de la musique et sa misérable situation financière, qui devenait de plus en plus désespérée, et l’oblige à demander trop souvent de l’argent à des amis qu’il fréquente dans la loge maçonnique.

Dans une autre lettre à Michael Puchberg du 12 juillet 1789, il écrit :

« O Dieu ! Au lieu de remerciements, je viens avec de nouvelles demandes ! Au lieu de règlement, une nouvelle requête ! Si vous connaissez à fond mon cœur, vous devez sentir de même la douleur que j’en éprouve. Je n’ai certes pas besoin de vous rappeler comment cette malheureuse maladie m’a empêché de satisfaire mes commandes : je dois seulement vous aviser que, malgré ma situation misérable, je me suis résolu à donner chez moi des académies pour souscription, afin de pouvoir faire face au moins à mes si grandes et si nombreuses dépenses présentes ; car j’étais parfaitement convaincu de votre affectueux soutien ; mais là encore j’ai échoué ! Le destin m’est malheureusement si hostile, quoique seulement à Vienne, que je ne puis rien gagner du tout, quoi que je veuille faire ; voici quinze jours que j’ai fait circuler une liste [de souscripteurs], et le seul nom de Swieten y figure ! »

Une année plus tard, le 20 janvier 1790, Mozart écrivait de nouveau à son ami Puchberg :

« Si vous pouviez et vouliez me confier encore 100 florins, je vous serais extrêmement obligé. Demain a lieu la première répétition instrumentale au théâtre. Haydn m’y accompagnera. Si vos affaires vous le permettent, et que vous eussiez plaisir à assister à la répétition, il vous suffit d’avoir la bonté de venir chez moi demain matin à 10 heures, et nous nous y rendrons tous ensemble.

Votre très sincère ami.

  1. A. Mozart »

Joseph Haydn et Puchberg suivent de près la naissance de Così fan tutte, et Puchberg continue au fil des semaines à avancer de l’argent à Mozart sur la garantie de ses honoraires. La « première » a lieu au théâtre national le 26 janvier 1790. Les réactions des critiques sont bonnes, et c’est la première fois, semble-t-il, que se fait l’unanimité sur un opéra mozartien représenté à Vienne. Le lendemain de la « première », Mozart fête son trente-quatrième anniversaire. C’est la dernière année qui lui reste à vivre en entier ; il n’achèvera pas l’année 1791. Così fan tutte est encore représenté quatre fois, mais le 20 février l’empereur Joseph II meurt et en raison du deuil officiel, les théâtres font aussitôt relâche jusqu’au 12 avril. Pour Mozart la mort de Joseph II est une catastrophe totale ; immédiatement les représentations de son opéra cessent et il se trouve dans l’impossibilité d’organiser des concerts. Mais, à une échelle plus lointaine, les conséquences sont encore plus graves.

Depuis la fin de janvier jusqu’à la fin d’avril, il n’a rien écrit – ce qui ne lui était jamais arrivé depuis l’hiver 1779-1780 à Salzbourg ; on peut juger par-là de sa dépression, sa détresse n’a jamais été pire. Le 14 août 1790, il envoie un S.O.S. à Puchberg ; c’est le plus tragique de ses billets mendiants :

« Très cher ami et frère, autant ma santé était supportable hier, autant je vais mal aujourd’hui : je n’ai pu, de douleur dormir de la nuit ; il faut croire qu’hier je me suis échauffé par tant d’allées et venues et que j’aie pris froid sans m’en douter. Représentez-vous mon état ! Malade et plein d’inquiétude, de soucis ! Une telle situation est aussi un empêchement particulièrement sensible à la guérison. Dans huit ou quinze jours j’aurai du secours – sûrement ! mais pour l’instant, c’est la misère. Ne pourriez-vous pas m’assister de quelque petite chose ? Tout me sera de l’aide à l’heure qu’il est et vous tranquilliseriez au moins pour cette heure votre véritable ami et frère.

  1. A. Mozart»

Comme l’observent si bien Jean et Brigitte Massin dans leur indispensable ouvrage sur la vie et l’œuvre de Mozart (Paris 1970) : « Cette fois Mozart touche le fond de la détresse. Et ce jour-là, Puchberg lui envoie 10 florins, la somme la plus modique qu’on lui ait jamais avancé. Ce qui porte à 510 florins les prêts accordés par Puchberg à Mozart depuis ceux de l’hiver précédent, garantis par les honoraires de Così fan tutte. La courbe des sommes prêtées par Puchberg épouse du reste fidèlement la valeur sociale éventuelle de Mozart. Lorsqu’en avril-mai on peut espérer sérieusement que Mozart obtienne le poste convoité à la Cour, Puchberg répond aux demandes de Wolfgang par des envois de 150 ou 100 florins ; mais lorsqu’il devient évident qu’il n’y a plus d’espoir à garder dans cette direction, ses prêts diminuent jusqu’à se réduire à 10 florins pour la lettre désespérée du mois d’août ». L’évolution des événements montrera que la distance, de plus en plus grande, qui s’établit entre la cour du nouvel empereur Léopold II et Mozart, est la conséquence de la peur de la croissance de la Révolution française, qui secoue victorieusement la monarchie de Versailles et la conviction qui se renforce en Léopold II, que les Francs-Maçons – et surtout ceux qui sympathisent avec l’Illuminisme – ont partie liée avec les Jacobins de France. Or Mozart est l’auteur des Nozze di Figaro, dont Louis XVI disait, on s’en souvient, « Il faudrait détruire la Bastille, pour que la représentation de cette pièce (Le mariage de Figaro) ne soit pas une inconséquence dangereuse. » et il n’a jamais fait mystère de son appartenance à la Franc-Maçonnerie. Et les plus notables de ses amis dans les Loges sont Illuminés. « Comment le musicien qui avait chanté la liberté dans l’Enlèvement, l’égalité dans Figaro, qui va chanter la fraternité dans la Flûte, n’aurait-il pas adhéré de tout son cœur à la devise LIBERTÉ !, ÉGALITÉ ! FRATERNITÉ ! qui était déjà bien connue du Grand-Orient de France, et que proclament aujourd’hui les révolutionnaires ? » « L’omission de Mozart sur la liste des musiciens invités aux fêtes du couronnement n’est pas la conséquence d’un oubli ou d’une indifférence, elle marque la volonté de l’enterrer vif » (J.& B. Massin).

Vers la fin de cette année noire de 1790, il reçoit une intéressante proposition d’engagement du directeur de l’Opéra italien à Londres pour diverses activités à réaliser entre décembre 1790 et Juin 1791. Mais Mozart ne pourra pas l’accepter, pour s’en aller dans un délai aussi court, il faut être libre. Mozart ne l’est pas. Son titre et sa charge l’empêchent de partir sans faire les démarches nécessaires à un congé. Comment mettre si vite de l’ordre dans une situation si embrouillée ? Comment trouver l’argent nécessaire pour faire le voyage jusqu’en Angleterre ? Mozart est le prisonnier de sa propre misère, le prisonnier de Vienne. Ce voyage auquel il lui faut renoncer, l’un de ses plus chers amis l’entreprend. Le 15 décembre 1790, Joseph Haydn quitte Vienne pour une tournée de concerts à Londres. Haydn parti, Mozart se retrouve seul encore une fois devant ses problèmes financiers. Projets, résolutions, réalisations, efforts sur lui-même ne changent rien à la détresse de son foyer. Son dernier hiver, sera un des plus durs qu’il eut vécu : Son ami, Joseph Deiner, le patron de la brasserie « Serpent d’argent », où Mozart aime à s’attarder en compagnie d’autres musiciens, raconte : « En 1790, il avait été chez Mozart. Il avait trouvé alors Mozart et sa femme dans le cabinet de travail qui avait une fenêtre sur la Rauhensteingasse. Mozart et sa femme étaient en train de danser consciencieusement autour de la pièce. Deiner avait demandé à Mozart s’il apprenait à sa femme à danser ; Mozart lui avait répondu en riant : ‘Nous nous réchauffons, parce que nous avons froid et que nous ne pouvons acheter du bois’ ». Deiner était parti aussitôt et avait apporté de son propre bois, Mozart le prit, lui promettant de le lui payer, quand il aurait de l’argent. (Souvenirs de Joseph Deiner). Ludwig Nohl, Mozart nach den Schilderungen seiner Zeitgenossen, Leipzig, 1880.

En 1791, la situation financière des Mozart commença à s’améliorer nettement, à la différence de 1790 – année désastreuse, où Mozart ne composa presque rien d’important, excepté les deux autres Quatuors prussiens, le Quintette à cordes en majeur et la Pièce pour horloge musicale – 1791 fut pour Mozart l’une des années les plus prolifiques, dans laquelle se détachent le concerto pour piano nº 27, les Six Danses Allemandes pour grand orchestre, l’Ave verum corpus, Die Zauberflöte, La Clemenza di Tito, Le concerto pour clarinette en la, Eine kleine Freymaurer-Kantate et la plus grande partie du Requiem.

Le 14 Octobre 1791, Mozart est à Vienne et il amène Salieri et sa maîtresse, la cantatrice Caterina Cavalieri, entendre sa Flûte Enchantée. Dans sa dernière lettre qui nous soit connue, il explique à son épouse « Qu’ils ont dit, tous deux, que c’est un opéra digne d’être donné lors des plus grandes festivités, devant les plus grands monarques ». Le même jour, l’empereur Leopold II, dans le Hofburg à Vienne, reçut une lettre non signée d’un confident (dont il reconnaît l’écriture), accusant l’archiduc François von Schloissnig, de préparer une révolution contre lui. Une des enquêtes qui suivirent se référa à l’un des principaux protecteurs de Mozart, le baron de Swieten et à beaucoup d’autre membres des Loges Maçonniques, que le gouvernement autrichien soupçonnait de vouloir suivre l’exemple français en créant une monarchie constitutionnelle. Il ne fait guère de doute que Mozart, franc-maçon de premier plan, aurait été soupçonné également.

Toute cette terrible situation, combinée avec son état physique toujours délicat et un rythme de travail extrêmement intense, aura progressivement des conséquences néfastes sur son état de santé mental et physique. Le coup fatal se produit le 12 novembre 1791, avec la dure condamnation de Mozart suite à un procès, auquel fut mêlé le prince Carl Lichnowsky[ii], membre de la même loge que Mozart dans les années 1784-1786. Des documents découverts par le grand spécialiste de Mozart H. C. Robbins Landon au Hofkammerarchiv de Vienne, ayant trait à un procès dont on ignorait jusqu’à l’existence, nous apportent pour la première fois des preuves qui expliquent, ce qui a probablement été la cause principale de la mort du compositeur à l’âge de 35 ans. On y apprend que le 12 novembre 1791 Mozart fut condamné à rembourser une dette de 1.435 florins et 32 kreuzer, ainsi que les 24 florins de frais, avec saisie de la moitié de son traitement de compositeur de la chambre impériale et royale, et mise sous séquestre de ses biens. On ne connaît pas les détails de cet extraordinaire procès, mais si nous prenons en compte la situation extrêmement précaire de Mozart, il est plus que probable que le choc émotionnel et financier de cette implacable condamnation contribua fortement à précipiter la disparition précoce du compositeur. En effet 24 jours plus tard, au terme d’une grave maladie, marqué à ses derniers stades par une défaillance rénale, Mozart mourut, à minuit cinquante-cinq, le 5 décembre 1791, il avait 35 ans.

Ses frères francs-maçons organisèrent une cérémonie funèbre à sa mémoire et l’oraison fût imprimée par Ignaz Alberti, membre de la loge du compositeur, qui avait publié le premier livret de La flûte enchantée.

Après les obsèques célébrées devant la chapelle du crucifix de la cathédrale Saint-Étienne, à trois heures de l’après-midi, le 6 décembre 1791, la dépouille fût transportée au cimetière de Saint-Marc, au-delà des murs de la ville, pour être enterrée dans une fosse anonyme.

 

_________

 

« J’ai été longtemps hors de moi par la mort de Mozart ;
Je ne pouvais croire que la Providence ait rappelé si tôt dans l’autre monde
un homme irremplaçable. »

Joseph Haydn

 

On demandait à Rossini ;
Quel était le plus grand des musiciens ? – Beethoven !
Et Mozart ? – Oh ! Lui c’est l’unique !

Deux-cents ans plus tard, ce jugement est encore valable.

JORDI SAVALL
Melbourne, 28 mars 2019

 

 

 

[i] Nous ajoutons à notre édition des trois dernières Symphonies de Mozart, notre enregistrement de la Maurerische Trauermusik comme « Bonus Track », et ceci pour mieux se situer dans l’ambiance musicale et spirituelle de ces Loges maçonniques auxquelles Mozart était si étroitement lié. Elle sera située – pour une question de minutage – à la fin du premier CD, mais le moment idéal de son écoute peut aussi se faire après le dernier mouvement de la Symphonie « Jupiter ».

[ii] Le même Lichnowsky qui, quinze années plus tard, octobre 1806, ayant menacé de mettre Beethoven aux arrêts s’il s’obstinait à refuser de jouer du piano pour des officiers français stationnés dans son château (la Silésie était occupée par l’armée napoléonienne depuis Austerlitz), le compositeur quitte son hôte après une violente querelle et lui envoie un billet qui se passe de tout commentaire :

« Prince, ce que vous êtes, vous l’êtes par le hasard de la naissance. Ce que je suis, je le suis par moi. Des princes, il y en a et il y en aura encore des milliers. Il n’y a qu’un Beethoven. »

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