ALTRE FOLLIE 1500 – 1750
Hespèrion XXI, Jordi Savall
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Ref: AVSA9844
- Hespèrion XXI
- Jordi Savall
Tout au long des quinzième et seizième siècles, alors que le nouveau pouvoir absolu et centralisé de l’Etat s’était imposé dans la plupart des nations européennes, les cours royales devinrent ers l’Europe le cœur même de la vie culturelle et artistique dans leurs pays respectifs. Elles rassemblaient une élite de courtisans appartenant à l’aristocratie dont on attendait qu’ils régissent les principes de la poésie, de la danse et de la musique vocale et instrumentale, de même qu’ils étaient censés suivre une étiquette stricte et complexe pour tous les aspects des relations sociales quotidiennes, adopter un code de l’élégance luxueux et toujours changeant ou soutenir une conversation raffinée auprès des dames. Les traditions de culture populaire héritées des siècles précédents n’y étaient pas pour autant rejetées globalement, mais elles furent soumises à un processus intense de transformation en perdant leurs connotations rurales les plus voyantes et en adoptant de nouvelles règles plus élaborées, demandant un apprentissage sur le long terme qui les rendaient accessibles aux seuls enfants de la noblesse pris à un âge tendre. Des modèles internationaux et cosmopolites circulèrent ainsi parmi les réseaux des cours aristocratiques des divers pays, suivant l’exemple direct de telle ou telle d’entre elles selon qu’on la considérait plus à la mode à une période donnée. Ce pouvait être celle des Rois d’Angleterre du début du quinzième siècle, au faîte de leur pouvoir politique et militaire sur le continent; ou celle des Ducs de Bourgogne, peu après, alors qu’ils étaient de loin les souverains les plus fortunés d’Europe. Ce pouvait être celle des Rois de France après la reprise que supposa leur victoire contre les Bourguignons ; ou encore celle des Etats italiens les plus riches au tournant du seizième siècle, lorsque les canons artistiques de l’Italie de la Renaissance furent devenus incontournables. Mais chacune des cours spécifiques – bien sûr, certaines plus que d’autres – gardèrent des liens forts avec leurs propres traditions culturelles locales, même si celles-ci se transformèrent au cours du processus, d’une façon plus ou moins radicale, en une recherche générale d’une image immanquablement distinctive de l’aristocratie.
Les danses de cour de la Renaissance sont à cet égard parmi les produits les plus manifestes de ce phénomène. La plupart d’entre elles s’étaient à l’origine développées en tant que danses campagnardes, simples et sans prétention dans leur nature musicale et chorégraphique, autorisant un large usage de l’improvisation tant dans les pas que dans l’accompagnement musical. Cependant au cours des quinzième et seizième siècles, alors qu’elles arrivaient dans le nouveau contexte des palais de la noblesse, elles tendirent à se standardiser, en devenant techniquement plus élaborées, dépourvues de toute marque de rudesse paysanne et adaptées au goût raffiné de leurs nouveaux adeptes et spectateurs. Elles passèrent aux mains de maîtres de danse, compositeurs et virtuoses professionnels. Certaines danses réussirent à rester parfois très proches de leur modèle d’origine, d’autres se convertirent complètement en quelque chose de bien différent et vers la fin du dix-septième siècle, certaines d’entre elles finirent par être adoptées comme les prototypes hautement cosmopolites de la suite et de la sonate instrumentale de l’époque baroque.
Le cas de la Folia peut être très certainement classé dans cette dernière catégorie. C’était à l’origine une danse traditionnelle des campagnards portugais que l’on retrouve fréquemment dans les œuvres de Gil Vicente, l’auteur le plus remarquable de la Renaissance au Portugal. Elle y est habituellement associée à des personnages ruraux, comme des paysans et des bergers, célébrant un événement heureux à tue-tête et en dansant avec vigueur (“cantadme por vida vuestra en portuguesa folia la causa de su alegría”, c’est-à-dire “chantez-moi, pour votre vie, en une Folia portugaise, les raisons de votre joie”). Gian Battista Venturino, le secrétaire du Cardinal Alessandrino, le légat du pape, qui vint au Portugal au début des années 1570, nous en fait une description plus détaillée: “La follia, era di otto huomini vestiti alla Portughesi, che con cimbalo et cifilo accordati insieme, battendo con sonaglie à piedi, festeggiando intorno à un tamburo cantando in lor lingua versi d’allegrezza…” (“La Folia consiste en huit hommes habillés à la portugaise qui, avec cymbales et tambourins pareillement accordés, et remuant les sonnailles qu’ils ont aux pieds, festoient autour d’un tambour, en chantant en leur langue des versets pleins d’allégresse”.) Mais en fait, le portrait le plus coloré de la Folia d’origine est fourni par Sebastián Covarrubias dans son Tesoro de la Lengua Castellana (Madrid, 1621): “Folia, es una cierta dança Portuguesa, de mucho ruido, porque resulta de ir muchas figuras a pie con sonajas e otros instrumentos, … y es tan grande el ruido, y el son tan apresurado, que parecen estar los unos y los otros fuera de juizio: y assi le dieron a la dança el nombre de folia, siendo de la palabra Toscana, follie, que vale vano, loco, sin seso, que tiene la cabeça vana”. [La Folia est une certaine danse portugaise faisant grand bruit car elle réunit beaucoup de monde avec des sonnailles aux pieds et de nombreux instruments.. et le bruit en est si grand et le son si hâtif, qu’ils ont l’air, les uns et les autres, d’avoir perdu la raison: d’où le nom de Folia donné à la danse, mot qui vient du toscan, follie, signifiant vain, fou, sans cervelle, qui a la tête vide”].
Au début du seizième siècle, la ligne de basse de la Folia était déjà présente dans un certain nombre de pièces polyphoniques rassemblées dans le Cancionero de Palacio, sur laquelle plusieurs lignes mélodiques contrastées pouvaient s’élaborer, telles celles des chansons « Rodrigo Martínez », « Adorámoste Señor » ou “De la vida deste mundo” (cette dernière est le premier exemple enregistré sur le présent album). En 1553, Diego Ortíz utilisa dans son Trattado de glosas l’une de ces lignes de basse obstinée sur laquelle il composa plusieurs Recercadas pour viole de gambe avec accompagnement de clavecin et la présenta dans sa structure de base, une séquence bipartite (La-Mi-La-Sol-Do-Sol-La-Mi, suivi de La-Mi-La-Sol-Do-Sol-La-Mi-La). Avec de légères altérations, c’est aussi la basse de la « Pavana con su glosa » d’Antonio de Cabezón, publiée en 1557 dans l’anthologie du clavier de Venegas de Henestrosa, intitulée Libro de Cifra Nueva. Même lorsque leur séquence exacte ne coïncide pas totalement avec ce modèle ou quand il y a une plus grande liberté rythmique et formelle dans la dernière structure de la pièce, des progressions d’accords similaires apparaissent dans nombre d’œuvres instrumentales de musique espagnole du seizième siècle, dont plusieurs compositions de Tres Libros de Música en Cifra de Vihuela (1546) d’Alonso Mudarra.
À travers tout le dix-septième siècle et une bonne moitié du dix-huitième, la Folia demeura une sorte de matière première du répertoire ibérique vocal et instrumental. Les meilleurs musiciens qui composèrent pour la guitare baroque à cinq cordes ou simplement guitare espagnole (ainsi qu’elle était connue dans toute l’Europe), comme Gaspar Sanz ou Santiago de Murcia, l’inclurent fréquemment dans leurs recueils pour cet instrument ; par exemple, l’Instrucción de Guitarra española de Sanz de 1674 ou l’anthologie manuscrite de Santiago de Murcia du début du dix-huitième siècle, qui correspond maintenant à ce que l’on nomme Codex Saldívar N° 4. Même le Catalan Joan Cabanilles (1644-1712), le plus grand compositeur pour le clavier de la fin du dix-septième siècle dans toute la Péninsule, n’a pas considéré indigne de son talent de cultiver ce genre, aux côtés de ses majestueux Tientos contrapuntiques. Beaucoup de ces compositeurs étaient célèbres en leur temps non seulement pour leur virtuosité instrumentale, mais aussi pour leur talent à l’appliquer à de longues improvisations sur des thèmes musicaux bien connus. On ne peut éviter de penser que l’agencement de leurs variations sur la Folia ait pu être publié comme de simples exemples de leur talent d’improvisateurs mais que, chaque fois que les compositeurs eux-mêmes les interprétaient, ils aient pu changer une bonne partie des textes musicaux écrits, de façon bien plus significative qu’ils n’auraient osé le faire pour un autre genre de composition musicale plus strict.
D’autre part, quoique le style de composition de ces pièces ne soit certainement pas « populaire », au sens propre du terme, mais plutôt l’œuvre d’un brillant virtuose doublé d’un compositeur de formation académique, la force rythmique de cette musique qui, là encore, s’adresse à une élite nobiliaire, évoque néanmoins un répertoire plus proche de ses profondes racines populaires que ne le font des genres instrumentaux plus sophistiqués, tels que le Tiento ou la Fantaisie. Il est également fascinant d’observer que les genres musicaux ibériques et latino-américains de cette période qui contiennent une forte composante interculturelle, tels les Cumbés afro-brésiliens contenus dans divers recueils de guitare du Portugal datant du début du dix-huitième siècle, présentent souvent des séquences d’accords très similaires de ceux de la Folia, même lorsqu’ils les combinent avec des modèles rythmiques et mélodiques non européens. C’est le cas d’une Cachua andine extraite du recueil de chansons et de danses rassemblées au milieu du dix-huitième siècle par l’évêque péruvien Baltasar Martínez Compañon, qui correspond à une véritable reconstruction du modèle original ibérique aux mains de musiciens amérindiens.
Hors de la Péninsule ibérique, on a pu retrouver le modèle harmonique de base de la Folia, en remontant jusqu’à certaines des Frottole éditées au début du seizième siècle dans le nord de l’Italie, alors que des ensembles de variations instrumentales, fondées clairement sur une même ligne de basse se retrouvaient souvent dans les œuvres de nombreux maîtres italiens du seizième siècle. Cependant, en Italie, cette basse n’a pas toujours été identifiée comme une Folia et était souvent connue sous d’autres noms, tels que « Fedele », « Cara cosa », « Pavaniglia » ou « La gamba ». De fait, l’un des plus anciens exemples italiens connus, inclus en 1564 par le maître de chapelle de la cathédrale de Vérone, Vincenzo Ruffo († 1587) dans ses Capricci in Musica, s’intitule « La gamba in Basso, e Soprano ». Au dix-septième siècle, plusieurs compositeurs italiens influents nous ont laissé des ensembles de variations de Folias : le luthiste Alessandro Piccinini (1566-1638) dans son Intavolatura di Liuto (Bologne, 1623) pour le chitarrone; un autre luthiste également, Andrea Falconieri (1585/6-1656), dans son Il Primo Libro de Canzone (Naples, 1650) pour deux violons et continuo; l’organiste Bernardo Storace dans ses Selva di Varie compositioni (Venise, 1664), pour le clavier; enfin le guitariste Francesco Corbetta (†1681), dans La Guitarre Royale (Paris, 1671), pour son instrument.
Corbetta semble être l’un des premiers auteurs à avoir superposé à la traditionnelle basse de la Folia la mélodie supérieure caractéristique en mesure ternaire, avec un second temps pointé dans chaque mesure, ce qui devait rester associé au genre à partir de la fin du dix-septième siècle. En fait, la version de Gaspar Sanz de 1674 était fondamentalement une adaptation du procédé de Corbetta, que le compositeur espagnol avait dû acquérir peu après la publication parisienne. Cette même combinaison de la mélodie du dessus et d’une basse harmonique circula largement ers l’Europe et devint un objet favori pour les variations, en France même tout d’abord où elle fut employée par Lully et Marais. Puis on la retrouve en Allemagne, aux Pays-Bas et en Angleterre où l’éditeur John Playford (1623-1687/88) inclut dans son recueil instrumental The Division Viol (Londres, 1685), une série de variations sur la Folia pour le violon, sous le titre « Faronell’s Division » qui reste traditionnellement associé à la Folia dans ce pays. En même temps, les traités de danse qui, à cette période, connaissaient le plus grand succès commercial en France et en Italie, tels ceux de Feuillet (1700) et de Lambranzi (1716), diffusèrent l’air et les pas de base de cette « Folie d’Espagne » ers tout le marché européen.
Avec l’essor du répertoire virtuose pour violon, au tournant du siècle, rien n’était plus naturel que d’y inclure la Folia. En 1700, le grand Arcangelo Corelli (1653-1713) l’utilisait comme base d’une série de variations d’une extrême virtuosité, avec lesquelles il concluait son recueil de sonates le plus influent, pour violon seul et continuo, le fameux Opus 5, dont le contenu avait circulé dans des manuscrits une bonne décennie avant sa publication. En 1704, l’un des compositeurs les plus représentatifs de la musique pour violon des écoles allemande et hollandaise, Henricus Albicastro, pseudonyme de Johann Heinrich von Weissenburg (v.1660-v.1730), publia une sonate « La Follia », qui montre, dans son écriture, une claire influence de Corelli. Ce n’était pas non plus un hasard si, l’année suivante en 1705, le jeune Antonio Vivaldi (1678-1741) choisissait également de conclure une publication décisive, dans laquelle il plaçait les plus grands espoirs pour sa future carrière artistique, son Opus 1, recueil de sonates en trio, qui comportait une autre magnifique suite de variations sur la Folia.
L’ancienne danse portugaise de paysans avait parcouru un long chemin. Jusqu’à la fin de l’époque baroque, elle demeura parmi les plus forts moteurs d’unification de la musique instrumentale européenne, un fondement bien connu sur lequel les musiciens de toutes les nations pouvaient improviser ensemble sans aucune barrière de langue ou de tradition musicale. Elle devenait ainsi une source d’inspiration assurée pour tout compositeur qui voulait impressionner l’entière communauté musicale européenne par ses talents. Le classicisme au contraire, dans sa recherche de structures formelles plus larges en musique, ne s’intéressa plus autant à la basse obstinée. Occasionnellement, la Folia fut cependant redécouverte par les romantiques, entre les mains de maîtres tels que Liszt ou Rachmaninov.
RUI VIEIRA NERY
Université d’Evora
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